En 1974, les groupes dominants des pays riches avaient promis d’« éliminer la pauvreté » en l’an 2000. Il fallait entendre par là (et c’est encore le cas aujourd’hui) faire franchir aux individus le seuil de la pauvreté absolue, fixé à 2 dollars de revenu par jour et par personne, l’intéressé n’étant alors plus comptabilisé comme « pauvre ».

A cette fin, ils s’étaient engagés à affecter 0,7 % de leur produit intérieur brut (PIB) à l’aide publique au développement. Quinze ans plus tard, en 1989, les mêmes groupes annonçaient que, à la suite de la disparition de l’Union soviétique, la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle allaient se caractériser par une nouvelle ère de paix mondiale. Il n’y aurait plus besoin de gaspiller des sommes énormes pour les armements. Le monde bénéficierait des « dividendes de la paix », qui, à leur tour, faciliteraient la réalisation de l’objectif de l’éradication de la pauvreté en l’an 2000. On sait, hélas, ce qui s’est passé : la pauvreté n’a pas été éliminée, et elle a même augmenté, notamment au cours des années 1990. En 2000, sur une population de 6 milliards d’habitants, on en comptait 2,7 milliards vivant au-dessous du seuil de pauvreté, et, parmi eux, 1,3 milliard définis comme « extrêmement pauvres » car disposant de moins d’un dollar par jour. En 2003, le nombre de pauvres a crû de 100 millions, atteignant 2,8 milliards (1). Si l’objectif de 1974 n’a pas été atteint, ce n’est pas qu’il était irréalisable. Les groupes dominants des pays riches et les élites au pouvoir des pays pauvres n’ont pas tenu les engagements pris. Pis, ils ont mené des politiques commerciales, financières et technologiques renforçant les causes de l’appauvrissement continu des populations déjà dans le dénuement (2). En ce qui concerne la promesse de la paix, les guerres se sont multipliées, au Proche-Orient et en Afrique notamment. Après le 11-Septembre, selon les dirigeants des pays occidentaux, en premier lieu ceux des Etats-Unis, le monde est entré dans une longue phase de guerre planétaire contre le « terrorisme ». En 2003-2004, le niveau des dépenses militaires était pratiquement revenu à celui de l’époque de la guerre froide (3). Dans ce cas également, ce n’est pas la paix qui a été en échec, mais les conceptions du monde et les stratégies politiques poursuivies par les groupes au pouvoir, selon lesquelles faire la guerre est l’instrument le plus efficace pour construire la paix ! Bâtisseurs de paix Devant cette double impasse, les dominants proposent aux dominés, aux pauvres et aux exclus d’accepter le caractère inévitable et « naturel » de la pauvreté et de la lutte sans merci pour la survie individuelle. Dans le cadre de la mondialisation actuelle, il n’y a pas de « nous », affirment-ils, mais une infinité de « je » en concurrence entre eux pour l’accès aux biens et aux services essentiels. Prêché depuis trente ans comme principe inspirateur et mobilisateur de la civilisation occidentale, l’évangile de la compétitivité sert désormais d’argument pour expliquer et justifier la pérennité de la pauvreté et de la guerre (4). Sur la fatalité de la pauvreté, tous les groupes dominants, à quelques nuances près, sont unanimes. Les gouvernements des Etats-Unis, de la Chine, des 25 Etats membres de l’Union européenne (UE), des pays arabes, du Chili, de l’Inde, etc., de même que les Eglises catholique et protestante, les autorités de l’islam ou du bouddhisme, ainsi que de la nébuleuse des organisations non gouvernementales (ONG) qui gravitent autour des organisations onusiennes et vivent grâce à elles, ont tous accepté, en septembre 2000, la déclaration des « objectifs du Millénaire pour le développement », approuvée par le Sommet du Millénaire de l’ONU à New York (5). Cette déclaration affirme que le seul objectif réaliste, à une échéance opérationnelle – l’année 2015 –, est la réduction de moitié du nombre de personnes « extrêmement pauvres ». Tel est l’objectif « ambitieux » que la communauté internationale s’est donné pour répondre aux droits à la vie et à la dignité humaine des 2,8 milliards de pauvres. Les élites mondiales ont abdiqué la responsabilité politique et éthique de faire respecter ces droits. Et elles ont dit aux pauvres d’y renoncer également. Dans le cas de la paix, l’abdication cède la place au piège. Au piège de la complicité des sociétés « libres » et « démocratiques » avec la guerre livrée contre l’ennemi commun que représenterait le « terrorisme » mondial. Et cela au nom d’une communauté de civilisation, en particulier de la civilisation de la richesse et de la consommation selon le mode de vie occidental. Les promoteurs de cette guerre justifient son caractère inévitable par l’argument selon lequel elle serait le seul instrument efficace pour mettre hors jeu tous ceux qui, animés par des fanatismes religieux et ethniques, et au nom de civilisations définies comme « perdantes », s’efforcent d’empêcher l’affirmation à travers le monde d’une civilisation définie, elle, comme « gagnante », celle de la liberté et de la démocratie « occidentales ». Cette guerre contre l’obscurantisme aurait son épicentre dans le monde arabe et musulman. Selon les dominants, tous les pauvres de la terre auraient intérêt à s’associer à cette guerre afin d’affirmer leur droit à la liberté, à l’enrichissement individuel et à la modernité. Ce que, affirment-ils, les dirigeants chinois ont bien compris. Selon cette thèse, la sauvegarde et la promotion du mode de vie des pays occidentaux, élevé au rang de symbole de la civilisation mondiale, sont dans l’intérêt de tous les peuples. Il leur faut donc combattre ceux qui mettent des obstacles à la croissance de la consommation, à la « liberté » du commerce et de la finance, à la « libre » circulation et à la fertilisation croisée des cultures, dans le cadre des règles fixées et promues par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l’UE, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase), le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad), etc. Il existe pourtant des solutions pour lutter contre la pauvreté et sortir de la guerre permanente contre le « mal ». Pendant de nombreux siècles, l’esclavage fut considéré comme un phénomène « naturel », inévitable, impossible à éliminer. Pourtant, au cours du XIXe siècle, il fut déclaré illégal, réalisant ainsi le rêve de l’égalité entre tous les êtres humains, au moins au plan de la loi. Le temps est venu de déclarer illégale la pauvreté, de la mettre au ban de la société sur la base du principe « personne n’a le droit d’être pauvre », qui a été à l’origine de la construction de l’Etat-providence (6). Déclarer illégale la pauvreté signifie concrètement abroger les dispositions législatives et administratives qui alimentent ses mécanismes de production et de maintien dans le monde, y compris dans les pays « développés ». Pour l’Union européenne, par exemple, cela implique le remplacement de la stratégie dite « de Lisbonne » – « Faire de l’Europe l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde en 2010 » –, du processus de Bologne (privatisation et marchandisation de l’enseignement supérieur universitaire), de toute forme nouvelle de directive Bolkestein, etc., par des mesures privilégiant la coopération, le renforcement de l’université en tant que service public, le développement de services européens de citoyenneté... Il ne faut pas attendre une conférence intergouvernementale pour déclarer illégale la pauvreté. L’initiative peut partir des collectivités locales. Déjà, nombre d’entre elles, à travers le monde, se sont déclarées « hors AGCS (7) », affirmant par avance leur opposition aux mesures de libéralisation, de privatisation et de marchandisation des biens et des services publics en cours de négociation à l’OMC, dans le cadre de cet AGCS si cher au cœur de M. Pascal Lamy, ancien commissaire européen (socialiste), devenu directeur général de l’OMC. De nombreuses collectivités, souvent les mêmes que celles à s’être proclamées hors AGCS, se sont également déclarées « hors OGM » en refusant la culture en plein champ et l’utilisation dans l’alimentation des organismes génétiquement modifiés (OGM). Certaines se battent contre la privatisation de l’eau ou pour le non-renouvellement de sa gestion déléguée aux multinationales, pour la reconnaissance de l’accès à l’eau potable comme un droit humain (universel, donc) (8). C’est dire que refuser la guerre – le rêve de la paix universelle – passe avant tout par la promotion d’une économie fondée sur une série de biens communs et de services publics mondiaux. Il est urgent de reconnaître que l’air, l’eau, l’énergie solaire, les forêts, la connaissance, la biodiversité de la planète, la sécurité alimentaire, la santé, les océans, l’espace hertzien, l’éducation, la stabilité financière, la sécurité collective sont des biens et des services qui doivent être assurés par la collectivité mondiale, et sous sa responsabilité (9). Pour cela, le XXIe siècle doit entrer dans l’histoire non seulement comme le siècle qui aura décidé l’illégalité de la pauvreté, mais aussi comme celui qui aura reconnu l’humanité en tant que sujet juridique et politique. Une telle proposition n’aboutira pas en quelques années, mais nul ne peut exclure qu’elle devienne réalité en l’espace d’une génération. L’enlisement des projets de réforme de l’ONU appelle une véritable mutation pour garantir la paix : passer de l’Organisation des Nations unies à l’Organisation mondiale de l’humanité. Il faudra œuvrer pour inventer une architecture politique planétaire à la hauteur de la mondialité de la condition humaine. On mesure, à cet égard, la myopie des rédacteurs du traité constitutionnel européen qui, au lieu de proposer à l’Union de se donner comme objectif de promouvoir la paix en commençant par répudier la guerre, ont inscrit (article I-41-7) la politique de sécurité et de défense communes dans le cadre de la compatibilité avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et enjoint aux Etats membres d’« améliorer progressivement leurs capacités militaires » (article I-41-3). Il est temps de sortir des chemins de la puissance et des hégémonies impériales. Ce dont l’humanité a besoin, ce n’est pas de conquérants et d’empereurs, mais de bâtisseurs d’un vivre ensemble grâce à un contrat social mondial fondé sur l’aspiration de toute personne et de tout peuple à la dignité, à la justice, à la liberté et à la paix.

Riccardo Petrella

Répondre à cet article